jjsibilla
YUNUS EMRE (1238 -1321)
Dernière mise à jour : 10 janv.

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Les Chants
du pauvre Yunus
Traduit du turc par Gérard Pfister
collection : Les Carnets spirituels
( Editions Arfuyen, 2004)
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1
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1
Ah, Yunus, malheureux Yunus
Y a-t-il homme sur la terre
aussi étranger que moi
Poitrine déchirée, les yeux en larmes
aussi étranger que moi
J'ai traversé l'Anatolie, Damas
parcouru les hauts pays
J'ai tant voulu, jamais trouvé personne
aussi étranger que moi
Ah, que nul ne devienne étranger
ne brûle de ce feu d'amour
Seigneur, que nul ne demeure
aussi étranger que moi
Ma langue parle, mes yeux pleurent
mon être brûle pour l'étranger
Il n'est que mon étoile dans le ciel
aussi étranger que moi
Que cette douleur me consume
la mort viendra me prendre
Dans la tombe je trouverai peut-être
aussi étranger que moi
On dira : << Un étranger est mort >>
ont l'aura su trois jours après
A l'eau froide on lavera son corps
aussi étranger que moi
Ah, Yunus, malheureux Yunus
ton mal est sans remède
Va-t-en de ville en ville
aussi étranger que moi
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3
Comme l'oiseau sort de sa cage
Ma vie s'en est allée
comme le vent qui tombe
Epanouie, refermée
comme le temps d'un clin d'oeil
Notre âme dans ce corps est une invitée
Dieu m'en est témoin
Un beau jour, elle la quitte
comme l'oiseau sort de sa cage
Les pauvres enfants des hommes
sont comme une semence
Certains grandissent, les autres meurent
comme le grain dans la terre
Une chose ici-bas me ronge
me déchire le coeur
Ceux-là qui tombent en leur jeunesse
comme les épis fauchés verts
Si tu vas chez un malade
et lui donnes un peu d'eau
Ta récompense sera douce demain
comme le vin du Juste
Si tu vois un malheureux
et lui donne un manteau
Ta récompense sera belle demain
comme la robe des Bienheureux
Yunus, ils ne seront que deux
entends-tu, Elie et Elisée
A rester dans ce monde
comme ivres de l'élixir d'éternité
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4
Il est dur de boire le dernier verre
Venus un jour à ce monde irréel, et repartis
que disent-ils -- quelles nouvelles
Un fouillis d'herbes au-dessus d'eux
que disent-ils -- quelles nouvelles
Qui sur la tête un arbre
qui sur le dos ces feuilles jaunissantes
Ce coeur pur, ce beau courage
que disent-ils -- quelles nouvelles
Tendres chairs fondues en terre
bouches de miel désormais sans paroles
Ne les oubliez pas dans vos prières
que disent-ils -- quelles nouvelles
Qu'on soit boutiquier ou religieux
il est dur de boire le dernier verre
L'aïeul à barbe blanche; le maître vénéré
que disent-ils -- quelles nouvelles
Plus de paupières, plus de sourcils
voyez, dit Yunus, ce que fait le destin
Une lourde dalle au-dessus de la tête
que disent-ils -- quelles nouvelles
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2
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1
Tu ne peux être derviche
Toute la vie des derviches le montre :
toi, tu ne peux être derviche
Que veux-tu que je te dise :
toi - tu ne peux être derviche
Un derviche, son coeur est souffrant
ses yeux sont plein de larmes
Sa douceur est celle de l'agneau
toi - tu ne peux être derviche
Pas de mains quand on l'attaque
pas de langue quand on l'injurie
Un derviche, son coeur est sans faiblesse
toi - tu ne peux être derviche
Sans cesse tu es à pérorer
sans cesse les grands mots
Tu t'irrites pour un rien
toi - tu ne peux être derviche
S'il s'agissait que de se plaindre
Mohammed aurait bien su le faire
Toujours tu es à lamenter
toi - tu ne peux être derviche
Tu ne parviens pas au Vrai
tu ne trouves pas le Maître
Eh bien, Dieu en a voulu ainsi
toi - tu ne peux être derviche
Allons, à présent, derviche Yunus
Plonge-toi dans l'océan
Si tu ne vas pas jusqu'à son fond
toi - tu ne peux être der
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4
J'ai peur de mourir
Mes amis, mes frères
j'ai peur de mourir
J'ai peur pour ce que j'ai été
pour ce que j'ai fait
Ce jour-là mes fautes s'étaleront
frapperont mon visage
Rien que d'y penser, je deviens fou
pour ce que je ferai alors
Ah, j'aurais dû être son esclave
le servir sans cesse
En ce monde j'aurais pleuré
pour me réjouir dans l'autre
Depuis que je suis en ce monde
je n'ai servi que mon plaisir
Ah, j'aurais dû faire le bien
pour échapper au châtiment
<<Ah, pauvre Yunus, malheureux Yunus
tu as commis tant de péchés
-- Je prends refuge en mon Dieu
pour qu'enfin Il me pardonne
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5
La mort écrase même les dragons
La mort va rôdant parmi nous
nul ne sait à qui le tour
Des hommes elle a fait son verger
la mort courtise ceux qu'elle aime
Elle courbe les reins des uns
ruine le bien des autres
Cela-là les secoue de sanglots
la mort abaisse tout orgueil
Elle vous prend votre frère
noie de larmes vos yeux
Pas de répit à vos souffrances
la mort ignore l'indulgence
L'adolescent, il n'aura pas vieilli
pas même su qui il était
Sitôt l'un pris, elle revient cueillir l'autre
la mort nous guette du regard
Celui qu'elle aime, qu'il courre prier
où qu'il soit, se purifier
<<La mort dit le pauvre Yunus,
<< terrasse même les dragons >>
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6
Où sont-ils ces visages de soleils ?
Te faut-il une leçon
viens voir ces tombes
Serais-tu de pierre
les voir te ferait fondre
Ces hommes avaient grands biens
vois où ils en sont
Plus rien qu'une chemise
et pas même de manches
Ils s'arrogeaient les royaumes
dédaignaient pavillons et palais
A présent pour tout repos
des huttes au toit de pierre
Ils ne reviendront plus
trop tard pour les prières
Par de retour à leurs honneurs
le temps a fait son tour
Où sont-ils, ces beaux parleurs ?
où sont-ils, ces visages de soleils
Disparus corps et biens
sans laisser de trace
Un temps, ils furent seigneurs
des escouades de soldats à leur porte
Vois-les à présent
où est le seigneur; où le serviteur ?
Plus de porte pour entrer
plus de nourriture à manger
Plus de lumière pour voir
leurs jours sont devenus des nuits
Ce que tu crois à toi, Yunus
il n'en restera rien
Ce qui leur est arrivé,
pour toi aussi viendra
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3
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2
On dirait la fin des temps
Ah, bons Maîtres, écoutez
on dirait la fin des temps
Les vrais croyants son si rares
vont-ils bientôt disparaitre
Les lettrés ne font plus leurs lectures
les derviches n'observent plus la Voie
Les gens n'entendent plus raison
voyez la dureté de ce temps
Où sont-ils ces braves
toujours en chevauchée
Voici qu'ils mangent la chair des pauvres
vont-ils bientôt boire son sang
Celui qui fait le mal
on lui prête la main
Si l'Antéchrist sort de terre
chacun va-t-il le suivre
Chacun s'arrange du mal
et croit échapper au jugement
Demain au Dernier Jour
que pourra-t-on à l'affaire
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4
Ce monde est une jeune mariée
Combien d'hommes en ce monde
Qui ne peuvent se laver du mal
Leur vie se perd dans le néant
hélas, ils ne le savent pas.
Combien d'hommes aveuglés
d'un bandeau d'insouciance
Montre-leur le chemin du Vrai,
ils s'agrippent à leur pain.
Ce monde est une jeune mariée
parée de mille couleurs
Celui qui la regarde
n'en a jamais assez.
Combien de lions que la mort
frappe et emporte
Cet affamé d'Azraël
n'en a jamais assez.
Allons, pauvre Yunus
laisse tout et mets-toi en chemin
Celui qui est nu, cent hommes en cuirasse
ne pourront le dépouiller
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5
Ces mots qui n'ont pas de sens
<< Je suis derviche >>, disent-ils
quand j'entends cela
Ah, je voudrais crier vers eux
et leur porter secours
Le Pont des Âmes est plus fin qu'un cheveu
plus tranchant qu'une lame
Ah, tout au bord je voudrais
y construire des maisons
Tout en bas est le Puits d'Enfer
dont le fond est de flammes
Ah, je voudrais sous ses ombrages
me reposer un peu
Maîtres, ne vous inquiétez pas
si je prends le feu pour l'ombre
Ah, tout doucement je voudrais
m'y consumer un peu
Me consumer de mes péchés
me laver dans l'eau de la grâce
Ouvrir mes ailes, ah, je voudrais
pouvoir un peu m'envoler
Cesse enfin, derviche Yunus,
ces mots qui n'ont pas de sens
Ah, veux-tu que vienne Mollah la Terreur
te poser toutes ses questions ?
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4
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1
Cet athéisme plus profond que la foi
Je t'aime d'un amour
plus profond que moi-même
Il est un chemin qui me mène
plus profond que les lois
Ne me cherchez pas en moi-même
je ne vis pas en moi
il y a en mon coeur un autre moi
plus profond que moi-même
Où que je cherche
tu es la plénitude
Où que je reste
plus profond que moi-même
Le bien-aimé est là
mais il n'y a pas de signe
Le signe n'est-il pas
plus profond que le signe
Ne me questionnez pas
je ne vis pas en moi
Vide s'avance mon corps
plus profond que mes chausses
Ton amour sans cesse
me défait de moi-même
Tendre mal
plus profond qu'un remède
Les dogmes, les écoles
sont un chemin
Mais la vision, le Vrai
plus profond qu'un chemin
Le sage Salomon, dit-on
comprenait le langage des oiseaux
Il est un Salomon
plus profond que le sage
J'ai oublié la religion
rien n'est resté que la ferveur
Quel est ce connaître
plus profond que la religion
Abandonner sa religion
est oeuvre d''athéisme
Quel est cet athéisme
plus profond que la foi
Le regard de Yunus
a rencontré l'Ami
Il demeure à sa porte
plus profond qu'aucun roi
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2
Je dis je, et c'est un autre
Amoureux, seulement amoureux
pas d'autre loi, d'autres prophètes
Mes yeux ont vu le visage de l'Ami
toute peine m'est joie
Les deuils ne m'attristent plus
la rouille est partie de mon coeur
La douce voix du Prince
est désormais pour moi
Je dis je, et c'est un autre
je dis tu, et c'est personne,
Je dis esclave, je dis roi
on m'écoute sans savoir quoi
Ah, que jamais je ne quitte cet amour
ne m'éloigne de sa demeure
S'il arrivait que je l'abandonne
ah, fais-moi revenir à toi
L'Ami m'a dit :
<< Va voir un peu le monde ! >>
Je suis venu - quel merveilleux décor !
qui t'aime pourtant ne s'y arrête pas
 ses serviteurs il a promis
<< demain vous aurez mon Royaume >>
Ses amis ont exulté de joie
demain est aujourd'hui pour moi
La religion de Yunus, c'est toi
de quoi fait-il sa foi
Ce jour-ci ou demain, qu'importe pour l''amour
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4
Aimons, soyons aimés
Le juste est plein de l'univers
mais nul ne sait qui est le juste
Cherche-le en toi-même
il n'est pas différent de toi
Tu crois à ce monde
<< ce pain, dis-tu, il m'appartient >>
Pourquoi raconter ces mensonges
ce dont tu parles n'existe pas
L'autre monde est lointain
que faire sans la droiture
La séparation est amère
pour toi il n'y a pas de retour
On vient au monde, on meurt
Chacun son tour un dernier verre
Un pont qu'on passe, mais quoi
l'ignorant ne comprend pas
Venez ! découvrons qui nous sommes
travaillons au plus simple
Aimons, soyons aimés
en ce monde nous ne resterons pas
Yunus, tu comprends sa parole
tu pénètres son sens
Hâte-toi de les mettre en pratique
ici-bas nous ne resterons pas
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5
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1
Ton amour m'a ôté de moi
Ton amour m'a ôté de moi
de toi -- j'ai besoin de toi
Jour et nuit je me consume
de toi -- j'ai besoin de toi
Je ne suis attaché à l'existence
ni le néant ne me tourmente
Seul ton amour me comble
de toi -- j'ai besoin de toi
Qui aime, ton amour le tue
le plonge aux flots d'amour
L'emplit de ton image
de toi -- j'ai besoin de toi
Je m'enivre du vin de ton amour
fou de Leyla dévale les collines
Jour et nuit je pense à toi
de toi -- j'ai besoin de toi
Je laisse aux soufis l'amitié
je laisse aux dévots le paradis
Les fous n'ont besoin que de Leyla
de toi -- j'ai besoin de toi !
Qu'on me donne la mort
qu'on jette ma cendre au vent
La terre criera, criera encore
de toi -- j'ai besoin de toi !
Je m'appelle Yunus
de jour en jour je deviens feu
Et de monde en monde désir
de toi -- j'ai besoin de toi !
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4
Nous voici reverdis
Nous avons bu le breuvage
que fait pleuvoir le Juste
Nous avons franchi
grâce à Dieu, l'océan de puissance
Sans peine ni encombre
nous avons traversé
Les vignes et les forêts
grâce à Dieu, et les montagnes de l'autre côté
Nous étions secs, nous voici reverdis
nous étions pieds, nous voici têtes
Nous avions des ailes, nous sommes oiseaux
grâce à Dieu, nous volons
Dans tous les pays traversés
dans tous les coeurs rencontrés
Sans cesse nous avons semé
grâce à Dieu le message du Maître
<< Etranger, viens, faisons la paix,
<< Apprenons à nous connaître ! >>
Nous avons sellé nos chevaux
grâce à Dieu nous avons galopé
En Anatolie nous avons passé l'hiver
nous avons fait le mal et le bien
Le printemps est arrivé
grâce à Dieu nous sommes revenus
Nous rejoignant, nous avons été source
nous avons été fleuve
Vers la mer nous sommes descendus
grâce à Dieu nous noyer, bouillonner
Au service du Maître
nous étions esclaves à sa porte
Le pauvre Yunus était vert
grâce à Dieu nous avons mûri
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5
J'ai trouvé l'âme des âmes
J'ai trouvé l'âme des âmes
mon âme, détruisez-la
Plus de perte ni de gain
mon étal détruisez-le
J'ai renoncé à être moi
levé le voile de mes yeux
Je me suis uni à l'Ami
mon désespoir, détruisez-le !
Fatigué de la dualité
j'ai mangé à la table de l'Un
j'ai bu le vin de la souffrance
mon remède, détruisez-le !
Comme l'Être partait en voyage
l'Ami est venu à nous
Le coeur en ruine s'est illuminé
mon univers, détruisez-le !
<< Ah, Yunus, tu dis bien
tu as goûté sucre et nectar
- J'ai trouvé le miel des miels
mon rucher, détruisez-le !
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6
Je désirais Dieu
Je désirais Dieu
je l'ai trouvé - quoi de plus
Jour et nuit je pleurais
j'ai souris - quoi de plus
Sur le terrain des sages
une balle qui roule
Dans la crosse du maître
j'ai bondi - quoi de plus
Aux entretiens des saints
un bouquet de roses rouges
J'ai fleuri, on m'a cueilli
j'ai fané - quoi de plus
Les savants, les religieux
trouvent tout à l'école
Moi, c'est à la taverne
j'ai trouvé - quoi de plus
<< Ecoutez Yunus, écoutez-le
<< qui retombe en folie !
- Dans la sagesse des saints
j'ai plongé - quoi de plus