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  • Photo du rédacteurjjsibilla

SI TU SAVAIS

A la mystérieuse (1926 )


Loin de moi et semblable aux étoiles, à la mer et à

tous les accessoires de la mythologie poétique,

Loin de moi et cependant présente à ton insu,

Loin de moi et plus silencieuse encore parce que je

t'imagine sans cesse,

Loin de moi, mon joli mirage et mon rêve éternel, tu

ne peux pas savoir.

Si tu savais.

Loin de moi et peut-être davantage encore de m'ignorer

et m'ignorer encore.

Loin de moi parce que tu ne m'aimes pas sans doute

ou, ce qui revient au même, que j'en doute.

Loin de moi parce que tu ignores sciemment mes

désirs passionnés.

Loin de moi parce que tu es cruelle.

Si tu savais.

Loin de moi , ô joyeuse comme la fleur qui danse dans

la rivière au bout de sa tige aquatique, ô triste comme

sept heures du soir dans les champignonnières.

Loin de moi silencieuse encore ainsi qu'en ma présence

et joyeuse encore comme l'heure en forme de cigogne

qui tombe de haut.

Loin de moi à l'instant où chantent les alambics, à

l'instant où la mer silencieuse et bruyante se replie sur

les oreillers blancs.

Si tu savais.

Loin de moi, ô mon présent présent tourment, loin de

moi au bruit magnifique des coquilles d'huîtres qui se

brisent sous le pas du noctambule, au petit jour, quand

il passe devant la porte des restaurants.

Si tu savais.

Loin de moi, volontaire et matériel mirage.

Loin de moi, c'est une île qui se détourne au passage

des navires.

Loin de moi un calme troupeau de boeufs se trompe de

chemin, s'arrête obstinément au bord d'un profond

précipice, loin de moi, ô cruelle.

Loin de moi, une étoile filante choit dans la bouteille

nocturne du poète. Il met vivement le bouchon et dès lors

il guette l'étoile enclose dans le verre, il guette les constellations

qui naissent sur les parois, loin de moi, tu es loin de moi.

Si tu savais.

Loin de moi une maison achève d'être construite.

Un maçon en blouse blanche au sommet de l'échafaudage

chante une petite chanson très triste et, soudain,

dans le récipient empli de mortier apparaît le futur de

la maison : les baisers des amants et les suicides à deux

et la nudité dans les chambres des belles inconnues et

leurs rêves à minuit, et les secrets voluptueux surpris

par les lames de parquet.

Loin de moi,

Si tu savais.

Si tu savais comme je t'aime et, bien que tu m'aimes

pas, comme je suis joyeux, comme je suis robuste et fier

de sortir avec ton image en tête, de sortir de l'univers.

Comme je suis joyeux à en mourir.

Si tu savais comme le monde m'est soumis.

Et toi, belle insoumise aussi, comme tu es ma prisonnière.

O toi, loin-de-moi, à qui je suis soumis.

Si tu savais.


"Corps et biens"

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