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Le Lais

Dernière mise à jour : 23 oct. 2020




Le Lais


I

L'an quatre cent cinquante et six,

Je, François Villon, écolier,

Considérant, de sens rassis,

Le frein aux dents, franc au collier,

Qu'on doit ses oeuvres conseillier

Comme Végèce le raconte,

Sage romain, grand conseillier,

Ou autrement on se mécompte...


II

En ce temps que j'ai dit devant,

Sur le Noël, morte saison,

Que les loups [se] vivent de vent

Et qu'on se tient en sa maison,

Pour le frimas, près du tison,

Me vint un vouloir de briser

La très amoureuse prison

Qui souloit mon coeur débriser.


III

Je le fis en telle façon,

Voyant celle devant mes yeux

Consentant à ma défaçon,

Sans ce que ja lui en fût mieux;

Dont je me deuil et plains aux cieux,

En requérant d'elle vengeance

A tous les dieux vénérieux,

Et du grief d'amour allégeance.


IV

Et se j'ai pris à ma faveur

Ces doux regards et beaux semblants

De très décevante saveur,

Me tréperçant jusques aux flancs,

Bien ils ont vers moi les pieds blancs

Et me faillent au grand besoin.

Planter me faut autres complants

Et frapper en un coin.


V

Le regard de celle m'a pris

Qui m'a été félonne et dure :

Sans ce qu'en rien aie mépris,

Veut et ordonne que j'endure

La mort, et que plus je ne dure;

Si n'y vois secours que fouïr.

Rompre veut la vive soudure,

Sans mes piteux regrets ouïr!


VI

Pour obvier à ces dangers,

Mon mieux est, ce crois, de partir.

Adieu! Je m'en vais à Angers :

Puis qu'el[le] ne veut impartir

Sa grâce, ne [la] me départir,

Par elle meurs, les membres sains;

Au fort, je suis amant martyr

Du nombre des amoureux saints.


VII

Combien que le départ me soit

Dur, si faut-il que je l'élogne :

Comme mon pauvre sens conçoit,

Autre que moi est en quelogne,

Donc oncque soret de Boulogne

Ne fut plus altéré d'humeur.

C'est pour moi piteuse besogne :

Dieu en veuille ouïr ma clameur!


VIII

Et puisque départir me faut,

Et du retour ne suis certain,

-- Je ne suis homme sans défaut

Ne qu'autre d'acier ne d'étain;

Vivre aux humains est incertain,

Et après mort n'y a relais;

Je m'en vais en pays lointain --

Si établis ce présent lais.


IX

Premièrement, ou nom du Père,

Du Fils et du Saint-Esprit,

Et de sa glorieuse Mère,

Par qui grâce rien ne périt,

Je laisse, de par Dieu, mon bruit

A maître Guillaume Villon,

Qui en l'honneur de son nom bruit,

Mes tentes et mon pavillon.


X

Item, à celle que j'ai dit,

Qui si durement m'a chassé

Que je suis de joie interdit

Et de tout plaisir déchassé,

Je laisse mon coeur enchassé,

Pâle, piteux, mort et transi :

Elle m'a ce mal pourchassé,

Mais Dieu lui en fasse merci!


XI

Item, à maître Ythier Marchand,

Auquel je me sens très tenu,

Laisse mon brant d'acier tranchant

Et à Jean le Cornu,

Qui est en gage détenu

Pour un écot sept sous montant;

Je veul, selon le contenu,

Qu'on leur livre en le rachetant.


XII

Item, je laisse à Saint Amant

Le cheval Blanc avec la Mule

Et à Blaru mon diamant

Et l'Ane rayé qui recule;

Et le décret qui articule

Omnis utriusque sexus,

Contre la Carméliste bulle

Laisse aux curés, pour mettre sus.


XIII

Et à maître Robert Vallée

Pauvre clergeot en Parlement,

Qui n'entend [ne] mont ne vallée,

J'ordonne principalement

Qu'on lui baille légèrement

Mes braies, étant aux Trumillières,

Pour coiffer plus honnêtement

S'amie Jeanne de Millières.


XIV

Pour ce qu'il est de lieu honnête,

Faut qu'il soit [mieux] récompensé,

Car le Saint Esprit l'admoneste,

Obstant ce qu'il est insensé;

Puisqu'il n'a sens ne qu'une aumoire,

A recouvrer sur Maupensé,

Qu'on lui baille l'Art de Mémoire.


XV

Item, je assigne la vie

Du dessusdit maître Robert,

(Pour Dieu! n'y ayez point d'envie!) :

Mes parents, vendez mon haubert,

Et que l'argent, ou la plus part,

Soit employé, dedans ces Pâques,

A acheter à ce poupart

Une fenêtre emprès Saint-Jacques.


XVI

Item, laisse et donne en pur don

Mes gants et ma huque de soie

A mon ami Jacques Cardon,

Le gland aussi d'une saussoie,

Et tous les jours une grasse oie

Et un chapon de haute graisse,

Dix muids de vin blanc comme croie,

Et deux procès, que trop n'engraisse.


XVII

Item, je laisse à ce jeune homme,

Regnier de Montigny, trois chiens;

Aussi à Jean Raguier la somme

De cent francs, pris sur tous mes biens.

Mais quoi? Je n'y comprends en riens

Ce que je pourrai acquérir :

L'on ne doit [trop] prendre des siens,

Ne trop ses amis surquérir.


XVIII

Item, au Seigneur de Grigny

Laisse la garde de Nijon,

Et six chiens plus qu'à Montigny,

Vicêtre, châtel et donjon;

Et à ce malotru changeon,

Mouton[ier], qui le tient en procès,

Laisse trois coups d'un escourgeon,

Et coucher, paix et aise, ès ceps.


XIX

Item, au Chevalier du Guet

Le Hëaume lui établis;

Et aux piétons qui vont d'aguet

Tâtonnant ces établis,

Je leur laisse un beau riblis :

La Lanterne à la Pierre au lait,

Voire, mais j'aurai les Trois Lis,

S'ils me mènent en Châtelet.


XX

Et à maître Jacques Raguier

Laisse l'Abreuvoir Popin,

Pêches, poussins au blanc manger,

Toujours le choix d'un bon lopin,

Le trou de La Pomme de Pin,

Clos et couvert au feu la plante,

Emmailloté en jacopin;

Et qui voudra planter, si plante.


XXI

Item, à maître Jean Mautaint

Et à maître Pierre Basanier

Le gré du seigneur qui atteint

Troubles, forfaits sans épargnier;

Et à mon procureur Fournier

Bonnets courts, chausses semelées

Taillées sur mon cordouennier

Pour porter durant ces gelées.


XXII

Item, à Jean Trouvé, boucher,

Laisse le Mouton franc et tendre

Et un tacon pour émoucher

Le Boeuf Couronné qu'on veut vendre,

Ou la Vache qu'on ne peut prendre :

Le vilain qui la trousse au col,

S'il ne la rend, qu'on le puist pendre

Ou assommer d'un bon licol!


XXIII

Item, à Perrenet Marchant,

Qu'on dit le Bâtard de la Barre,

Pour ce qu'il un bon marchand

Lui laisse trois gluyons de feurre

Pour étendre dessus la terre

A faire l'amoureux métier

Ou il lui faudra sa vie querre,

Car il ne sait autre métier.


XXIV

Item, au Loup et à Cholet

Je laisse à la fois un canard

Pris sur les murs, comme on souloit,

Envers les fossés, sur le tard;

Et à chacun un grand tabart

De cordelier jusques aux pieds,

Bûche, chardon, des pois au lard,

Et mes houseaux sans avant-pieds.


XXV

Derechef, je laisse, en pitié,

A trois petits enfants tous nus

Nommés en ce présent traitié,

Pauvres orphelins impourvus,

Tous déchaussés, tous dépourvus,

Et dénués comme le ver;

J'ordonne qu'ils seront pourvus

Au moins pour passer cet hiver :


XXVI

Premièrement Colin Laurens,

Girard Gossouin et Jean Marceau,

Dépris de biens et de parents,

Qui n'ont vaillant l'anse d'un seau,

Chacun de mes biens un faisceau,

Ou quatre blancs, s'ils l'aiment mieux.

Ils mangeront maint bon morceau,

Les enfants, quand je serai vieux!


XXVII

Item, ma nomination

Que j'ai de l'Université

Laisse par résignation

Pour seclure d'adversité

Pauvres clercs de cette cité

Sous cet intendit contenus :

Charité m'y a incité,

Et Nature les voyant nus.


XXVIII

C'est maître Guillaume Cotin

Et maître Thibaut de Vitry

Deux pauvres clercs, parlant latin,

Humbles, bien chantant au letrin;

Paisibles enfants, sans estrif,

Je leur laisse cens recevoir

Sur la maison Guillot Gueuldry

En attendant de mieux avoir.


XXIX

Item, et j'adjoins à la crosse

Celle de la rue Saint-Antoine

Ou un billard de quoi on crosse,

Et tous les jours plein pot de Seine;

Aux pigeons qui sont en l'essoine

Enserrés sous trappe volière,

Mon mirouër bel et idione

Et la grâce de la geôlière.

XXX

Item, je laisse aux hôpitaux

Mes chassis tissus d'arignée;

Et aux gisants sous les étaux

Chacun sur l'oeil une grongnée,

Trembler à chère renfrognée,

Maigres, velus et morfondus,

Chausses courtes, robe rognée,

Gelés, murdris et enfondus.


XXXI

Item, je laisse à mon barbier

Les rognures de mes cheveux,

Pleinement et sans détourbier;

Aux savetiers mes souliers vieux,

Et au fripier mes habits tieux

Que quand du tout je les [dé]laisse;

Pour moins qu'ils ne me coûtèrent neufs,

Charitablement je leur laisse.


XXXII

Item, je laisse aux Mendiants,

Aux Filles-Dieu et aux Béguines,

Savoureux morceaux et friands,

Chapons, flaons, grasses gelines,

Et puis prêcher les Quinzes Signes,

Et abattre pain à deux mains.

Carmes chevauchent nos voisines,

Mais cela, ce n'est que du moins.


XXXIII

Item, laisse le Mortier d'or

A Jean, l'épicier, de la Garde;

Une potence de Saint-Mor

Pour faire un broyer à moutarde.

A celui qui fit l'avant garde

Pour faire sur moi griefs exploits,

De par moi saint Antoine l'arde!

Je ne lui ferai autre lais.


XXXIV

Item, je laisse à Merebeuf

Et à Nicolas de Louviers

A chacun l'écaille d'un oeuf

Pleine de francs et d'écus vieux.

Quant au concierge de Gouvieux,

Pierre Rousseville, j'ordonne,

Pour ly donner encores mieux,

Ecus tels que Prince les donne.

XXXV

Finablement, en écrivant,

Ce soir, seulet, étant en bonne,

Dictant ce lais et décrivant,

Ce soir, seulet, étant en bonnee

J'ouïs la cloche de Serbonne,

Qui à toujours à neuf heures sonne

Le Salut que l'ange prédit;

Si suspendis et mis en bonne

Pour prier comme le coeur dit.


XXXVI

Ce faisant, je m'entroubliai,

Non pas par fosse de vin boire,

Mon esperit comme lié;

Lors je sentis dame Mémoire

Répondre et mettre en son aumoire

Ses espèces collatérales,

Opinative fausse et voire,

Et d'autres intellectuales.

XXXVII

Et mêmement l'estimative

Par quoi prospective nous vient :

Similative, formative,

Desquelles souvent il advient

Que, par leur trouble, homme devient

Fol et lunatique par mois :

Je l'ais lu, se bien m'en souvient,

En Aristote aucunes fois.


XXXVIII

Dont le sensitif s'éveilla

Et évertua Fantasie

Qui tous organes réveilla,

Et tint la souvraine partie

En suspens et comme amortie

Par oppression d'oubliance

Qui en moi s'étoit épartie

Pour montrer des sens l'alliance.


XXXIX

Puisque mon sens fut à repos

Et l'entendement démêlé,

Je cuidai finer mon propos;

Mais mon encre étoit gelé

Et mon cierge étoit soufflé;

De feu je n'eusse pu finer.

Si m'endormis, tout emmouflé,

Et ne pus autrement finer.


XL

Fait ou temps dela dite date

Par le bon renommé Villon,

Qui ne mange figue ne date,

Sec et noir comme écouvillon,

Il n'a tente ne pavillon

Qu'il n'ait laissé à ses amis,

Et n'a mais qu'un peu de billon

Qui sera tantôt à fin mis.



































































































































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